La mémoire de Hiroshima au travers de 2 films de Jean-Gabriel Périot
Des images, des centaines d’images qui se superposent, accompagnées par une douce musique : Larkspur and Lazarus du groupe Current 93. Cette musique se fond dans les images qui défilent, nous répétant que l’attente d’un changement, l’espoir que quelque chose se produise, tout cela n’est possible que par le temps qui passe.
Les images qui filent sous nos yeux dans le court-métrage 200 000 Fantômes (2007) du cinéaste Jean-Gabriel Périot, sont des photos prises sous différents angles de vues et qui s’étalent sur près d’un siècle. Ces photos qui se succèdent s’assemblent autour du Dôme de Genbaku. Ce bâtiment est l’un des rares à avoir résisté à l’explosion de la bombe atomique lancée sur Hiroshima. Le Dôme de Genbaku, initialement construit pour servir de palais d’exposition industrielle de la préfecture de Hiroshima, est devenu aujourd’hui le Mémorial de la paix de Hiroshima, un bâtiment qui scelle la mémoire de l’Histoire et qui remémore le triste sort de ceux qui ont péri de cette explosion. La chronologie des images s’étend d’avant l’explosion de la bombe atomique jusqu’à aujourd’hui (à l’époque de la sortie du court-métrage), les deux parties étant séparées par le son d’une bombe.
La durée de la recherche entreprise par le cinéaste afin de réaliser son documentaire témoigne du sérieux qu’il porte à son sujet, tout en légitimant la démarche qu’il entreprend . Dans le cas de Jean-Gabriel Périot, une année lui a permis de parvenir à achever cette recherche… C’est à partir d’images d’archives qu’est constituée l'entièreté de l’œuvre 200 000 Fantômes. Le cinéaste réalise son film en s’appuyant essentiellement sur le matériau historique que sont les archives, à ce titre, il entreprend une démarche scientifique. Lors d’un entretien, Périot nous conte la difficulté de ce processus de recherche, dû notamment au refus d’accès aux archives par le musée du mémorial de la paix de Hiroshima, s’en vint alors une quête de recherche d’archives. Si nous pouvons regarder ce court-métrage aujourd’hui, c’est alors que la quête a abouti. L'obtention de ces nombreuses images a été possible grâce aux dons de photographes, contactés par Périot, qui ont accepté de donner le droit à leurs images afin qu’il puisse réaliser son film. Si je me permets de résumer le processus de recherche du cinéaste, ce n'est pas pour en faire l’éloge (bien que le travail de recherche soit louable), mais plus précisément pour témoigner de l’expertise historique de l’œuvre Par une maîtrise assidue de l’outil d’archives, le cinéaste opère une dialectique entre objectivité et subjectivité. L’accumulation de connaissances par le travail de recherche permet à Périot de porter un regard juste sur l’événement traité tout en supplantant de l’émotion aux images d’archives. Le temps consacré au travail de recherche est déposé dans les images d’archives, cela se traduit par le choix du rythme de défilement des images, qui vont en s'accélérant. C’est là un choix propre au cinéaste qui découle de son rapport propre avec l’Histoire, en plus de la mémoire des victimes, c’est le deuil, propre au cinéaste, qui opère au sein des images d’archives.
Le court-métrage 200 000 Fantômes est une œuvre abstraite, autant dans sa forme que dans l’émotion qu’elle transmet. Périot refuse le pathos, l’emphase, il ne s’agit pas ici de pleurer ou de compatir, mais de voir, d’écouter et de penser. Le cinéaste explique lors d’un entretien que l’élaboration de ce film est née d’une “honte” qui découle d’une méconnaissance autour du sujet. De cette honte, le cinéaste entreprend une œuvre sur la mémoire de Hiroshima. Les documents utilisés, à savoir les archives, peuvent à première vue aspirer à une démarche idéologique de vérité et d’authenticité. Attention cependant à ne pas faire de l’archive un dogme de gage d’authenticité, le document n’est pas une preuve infaillible. Un document ne montre pas le “réel” à proprement parlé, il l’élabore, dans un premier temps, et c’est ensuite au cinéaste de lui donner un sens. « Une photographie, dit Bertolt Brecht, des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions [...]. Il faut donc effectivement construire quelque chose ». Ce que construit Périot avec ce court-métrage est un film “album photo” du Dôme de Genbaku. Le cinéaste, par l’expérimentation qui l’opère dans ce film, réfléchit sa pratique comme l’élaboration d’un sens qui ne nous est pas donné, un sens qui convient à nous de déchiffrer et de le construire. Les images d’archives, utilisées telles que le fait Périot, sont donc des images qui “donnent à penser”. Au sein de l'œuvre du cinéaste, le temps s’affirme autour de deux dimensions. À la fois par le temps chronologique des images, qui se succèdent suivant la date auxquelles sont prises les photos, mais également par le temps qui serait la durée d’apparitions des images. Tantôt un montage d’accélération, tantôt un montage de décélération, les images ne défilent pas toutes à la même vitesse. On pourrait même énoncer qu’il y a une troisième temporalité qui s'insuffle dans le court-métrage, ce sont les “bonds” entre les différentes périodes. Certaines périodes, notamment lors d’événements historiques, laissent apparaître un flux d’images plus important que pour les périodes dites “creuses”. La temporalité linéaire du court-métrage est bouleversée par les deux autres dimensions temporelles qui troublent le rythme continu de l’Histoire. Périot sculpte ici un temps qui lui est propre. L’ébranlement qu’opère le cinéaste n’est, d’ailleurs, pas seulement temporel, mais également spatial. S’accordant autour du même bâtiment, les photographies sont prises de différents angles de vues, de différents formats et sont également superposées à différents endroits de l’écran. Cette hétérogénéité permet de dévoiler chaque face de l’édifice, tout en étant centrale dans la composition du cinéaste. Par la jointure d’une perturbation spatiale et temporelle, le cinéaste ouvre une brèche dans notre monde, ravivant les fantômes de cet événement cruel dont nous sentons la présence dans chacune des images. Périot, au travers de son court-métrage, ressuscite la mémoire de Hiroshima, nous rappelant que même si le temps défile, rien ne s’oublie véritablement.
Lorsqu’une brèche s’ouvre, les fantômes déambulent dans notre monde. C’est ce que fait Michiko, dans le long-métrage de fiction Lumières d’été (2016) de Périot. Prenant cette fois-ci la voie de la fiction, le cinéaste ne se détache pas pour autant de toutes formes documentaires. Le long-métrage s’ouvre sur une séquence d’une vingtaine de minutes où nous observons un réalisateur (Akihiro) recueillir le témoignage d’une survivante de Hiroshima. Bien que nous soyons ici dans un récit fictionnel, il est naturel de penser que cette interview est belle et bien réelle. Par cette ambiguïté du récit et une mise en scène ancrée dans une grammaire documentaire, le cinéaste nous questionne également sur la frontière soi-disant établie entre documentaire et fiction. Se rappeler les propos du cinéaste Jean Rouch sur le clivage entre ces deux formes « Pour moi, cinéaste et ethnographe, il n’y a pratiquement aucune frontière entre le film documentaire et le film de fiction. Le cinéma, art du double, est déjà le passage du monde du réel au monde de l’imaginaire ». L’acte cinématographique est unique, dès l’instant où l’on filme un sujet. S'ensuit alors un voyage onirique du réalisateur en compagnie d’une jeune femme (Michiko), un fantôme de Hiroshima. Le rôle que porte Michiko est celui d’ouvrir les yeux sur la beauté qui entoure le cinéaste, elle est là pour libérer Akihiro d’un passé douloureux. Bien que Hiroshima n’efface pas de ses marques du passé, qu’elle conserve sa mémoire, elle est avant tout, aujourd’hui, pleine de beauté et de bonheur. Discuter dans un parc, courir dans les rues, pêcher avec des inconnus, se joindre à une fête, tout ceci est source de bonheur. Il a bien fallu que Akihiro, figure du présent, rencontre Michiko, figure du passé, pour se libérer du poids de la mémoire sans pour autant l’oublier, afin de se projeter vers un futur radieux.
Romain Danton
Bulletin Ciné N°3
Mars 2024
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